Danses indiennes

Récemment, j’ai participé au festival « Mouvements Émouvants » consacré aux danses classiques indiennes. De celles-ci, je connaissais le Bharata Natyam et le Kathak mais j’étais loin d’imaginer qu’il y en avait six autres différentes.

J’en ai profité pour m’initier au Sattriya, au Kuchipudi, à l’Odissi et surtout, j’ai assisté à une conférence sur l’histoire et l’esthétique de ces danses. Elle était brillamment animée par Tiziana Leucci, une femme assez incroyable, ancienne danseuse classique et anthropologue spécialiste des danses indiennes, chargée de recherche au CNRS.

J’étais danseuse classique à Rome et j’ai appris les danses de caractère et la Bayadère. C’était mon premier contact avec la danse indienne, dans sa version occidentale fantasmée.

Tiziana Leucci
Sylvie Guillem as Nikiya in The Royal Ballet's producrion of "La Bayadère." Photo courtesy of Dance Magazine.
Sylvie Guillem en Nikiya dans la production du Royal Ballet de « La Bayadère. » Photo Dance Magazine.

Voici les quelques points que j’ai retenus lors de cette conférence. Je compte sur vous pour partager vos expériences et connaissances dans les commentaires, je crois que parmi vous se trouvent de grands amateurs de l’Inde et de sa culture …

Autant de danses que de temples

La danse est une langue gestuelle et, comme dans toutes les langues, il y a différents dialectes.

Tiziana Leucci

La diversité des danses indiennes est incroyable. Chaque temple a façonné sa propre gestuelle si bien que chaque région est aujourd’hui définie par un style de danse représentatif : le Kathak au Nord, le Manipuri et le Sattriya au Nord-Est, l’Odissi à l’Est, le Kuchipudi et le Barata Natyam au Sud.

Pour comprendre les origines des danses indiennes, il faut imaginer le temple comme un palais royal où le dieu est un roi et où le protocole religieux est le reflet exact du protocole royal. De même que Versailles avait son corps de ballet et son orchestre, les temples possédaient des troupes d’artistes chargées d’assurer la liturgie quotidienne.

Ces troupes étaient souvent nomades et sillonnaient le pays, appelées par tel ou tel notable d’alors. Les puissants redoublaient d’efforts pour faire venir à leur cour les danseurs les plus réputés. Au même moment, loin en Italie, les monarques de la Renaissance agissaient de même…

Nb : à quand une Re-Renaissance où les nouveaux riches feraient venir des troupes burlesques dans leur jardin ?

Sri Vishnu Tattva Das, danseur Odissi

Splendeurs et misères des courtisanes

Avant la première moitié du 20ème siècle, les artistes indiennes étaient des courtisanes. Elles vivaient à la cour et n’étaient pas mariées. Qu’elles soient danseuses, chanteuses, poétesses, aucun détail des protocoles royaux ne leur échappait et c’étaient elles qui avaient la lourde tache de les enseigner aux jeunes princes.

Indian « Nautch » girls (danseuses) à la fin du 19ème siècle

Lors de sa colonisation, l’Inde est entrée en contact avec l’Europe et son puritanisme légendaire. Les missionnaires furent très étonnés de voir que les courtisanes prenaient part à la liturgie du temple et portaient même les bijoux ornant les statues des divinités. Imaginez si nos bonnes sœurs dansaient dans les Églises en faisant des œillades au petit Jésus…

Comme témoignage de ce décalage culturel, Tiziana nous a montré une gravure représentant Marco Polo au milieu de danseuses indiennes : elles sont représentées en nonnes, habillées de la tête aux pieds et pas du tout déhanchées. Le fossé se creuse entre nos deux mondes…

De telles visions furent un bon prétexte pour condamner la religion Hindou et la déclarer vicieuse. La courtisane devint alors la cible numéro un de ces campagnes moralisatrices.

Les danseuses sont accusées d’être des prostituées et les femmes de l’élite indienne, éduquées à l’anglaise, incorporent peu à peu cette vision. Les artistes des temples sont même bannis de la scène et leur « savoir danser » menacé d’extinction. Leur tradition étant essentiellement orale, sans support écrit et sans pratique, aucune transmission n’était possible. Une fois de plus, les femmes furent les premières à payer (pour en savoir plus sur l’opinion de Tiziana à ce sujet, je vous recommande cet article).

La seule façon de sauver ces danses de l’oubli était de les confier à de nouveaux artistes, en dehors des temples : aux jeunes filles de bonnes familles. C’est ainsi que le répertoire a été sauvé, mais au prix d’une lourde purge : les parties les plus sensuelles et érotiques étant soigneusement retirées.

Indrani Rahman dansant le Bharatanatyam

Le danseur orchestre

Ce qui m’a toujours fascinée dans la danse indienne, c’est la façon avec laquelle les danseurs incarnent tout un panthéon de divinités tout en réagissant de façon extrêmement précise aux rythmes de la musique. Le corps du danseur, en quelques mesures, devient un orchestre entier : ses pieds marquent les percussions et son buste suit la mélodie.

Ce langage des gestes, très complexe, a une fonction narrative. Contrairement aux danses européennes de la même époque, soutenues par une scénographie et des décors, les danses indiennes sont toute nues sur scène. C’est au danseur de tout représenter, il n’y a pas de corps de ballet pour animer l’arrière plan !

Le danseur peut tenir deux ou trois heures seul sur scène, à faire surgir de son corps Krishna, Ganesh, Kali, un tigre, une fleur ou une rivière. En une seconde il change de face et devient un dieu, puis un oiseau, l’amour, l’amant, etc.

Le casse-tête des mudras

C’est une danse qui rend fou celui qui essaye de l’apprendre. Il y a quelques années, j’ai pris des cours de Bharata Natyam pour préparer mon numéro Bollywood et je me rappelle qu’après deux heures de pratique, mon esprit était tellement retourné que je bégayais. Vous pouvez voir ici le fruit de ce doux supplice : les amours de Radha et Krishna.

Filles perdues, cheveux gras

Une autre chose que j’ai trouvée intéressante, c’est que dans le répertoire classique indien, l’histoire est très souvent racontée du point de vue féminin.

On retrouve un schéma classique : la fille qui vient de se faire larguer.

L’héroïne est seule ou avec une amie, suite à une séparation et se souvient des moments passés avec son amant. Elle évoque son amour, de la première rencontre à la rupture. La séparation est précieuse d’un point de vue narratif puisqu’elle permet d’évoquer le passé et le présent et de de faire évoluer le caractère du personnage sur la durée. Toute la créativité du danseur réside dans sa qualité d’interprétation.

Une danseuse de Kathak

L’art est vivant lorsqu’il se transforme

Dans l’art en général et la danse en particulier, il y a souvent une tension entre la tradition, sa conservation et la création. J’aurais pu croire que le répertoire classique indien était resté intact au fil des siècles, préservé par les gardiens du temple, fidèles au moindre détail chorégraphique. Mais en fait, pas du tout !

Tiziana Leucci explique qu’en dix ans, les pièces ont beaucoup évoluées, comme si la danse indienne était le miroir des transformations politiques et sociales du pays.

Si certaines musiques datent d’il y a 200 ans, les chorégraphies se transforment à chaque transmission. Comme un vêtement, elles changent selon les corps qui les portent et au cours de sa vie, loin d’être un simple répétiteur, le danseur fait évoluer son interprétation. Je trouve cette liberté intéressante et inspirante pour nous autres occidentaux…

Toute forme artistique vivante est vivante car elle se transforme.

Tiziana Leucci
Ruth St. Denis et ses danseuses dans le ballet Light of Asia en 1918. Photo : Arthur Kales

4 commentaires

  1. Superbe article, Sucre ! J’ai appris plein de choses grâce à toi.

    La danse est un sujet que je connais finalement assez mal, mais auquel j’ai été sensibilisée toute jeune grâce à ma mère, qui l’adore et qui le peint beaucoup.

    J’applaudis et j’espère que tu présenteras l’histoire et le symbolisme de danses différentes :)

    1. Merci beaucoup Marie :)

      J’ai aussi appris beaucoup de choses lors de cette conférence et de ces stages. Ces mondes dansés semblent infinis !

      Si j’ai l’occasion d’en apprendre un peu plus sur d’autres danses, c’est avec plaisir que j’en parlerai ici. Il en reste encore tant à découvrir…

  2. Ma fille Marie m’a fait connaître votre journal et votre (superbe) site… Et je l’en ai remerciée, non seulement pour la pertinence de votre article + photos judicieusement choisies sur les danses indiennes, dont vous soulignez de façon intéressante les actualisations/inventions, mais aussi pour la magnifique découverte de votre personnalité !

    J’aime la danse, sans avoir pu la pratiquer (mais depuis 11 ans, le Taî-Chi, à ma grande joie, m’offre apaisement, fluidité, et danse, quand même) et j’ai adoré votre vidéo à l’humour raffiné, à l’érotisme calligraphié d’une pointe de talon aiguille ! Je vous aime, Claire

    1. Ohlala, quelle déclaration !
      Merci beaucoup Claire !

      Cet article est un peu là grâce à vous, sans qui Marie et donc ce site n’auraient jamais existé ;)

      Toute la pertinence de l’article revient néanmoins à Tiziana Leucci qui animait la conférence, retranscrite ici plus ou moins fidèlement. Mais je suis ravie de voir qu’il suscite l’intérêt des lecteurs. J’avais peur qu’il soit un peu trop broussailleux et « geek ».

      Je ne connais pas trop le Taî-Chi, mais j’imagine que ça doit être très agréable. Quand j’étais en Chine, je voyais souvent des groupes le pratiquer à toute heure du jour et de la nuit.
      Nul doute que, dans ces gestes, la danse peut exister. Et puis quel plaisir de se mettre en mouvement, que ce soit en musique ou non !

      Et merci pour votre commentaire sur la vidéo :) J’imagine qu’il s’agit de l’atelier porte-jarretelle ?

      Merci encore pour vos encouragements et à très bientôt Claire !

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