Vit privé, vues publiques

On me demande souvent si je reçois des messages bizarres de la part de fans ou d’autres spectateurs moins enthousiastes. À dire vrai, ils sont plutôt rares, même très rares. Mais cette semaine, peut-être à la faveur du solstice d’été et de l’inversion des énergies, j’en ai reçu un qui je crois vaut son pesant de (…) *
* compléter avec le nom de votre choix.

Le voici :

Bonjour sucre d’orge,

J’ai eu le privilège d’assister à votre représentation au cabaret Madame ARTHUR le 14 juin 2018.

Depuis de nombreux débats ont lieu avec mes collègues qui pensent que vous êtes une femme et ce depuis la naissance.

Pour ma part je pense que vous êtes un homme devenu aujourd’hui une belle femme.

Qui a raison ?

Merci de votre réponse et longue carrière.

Marie

Un pénis glorieux dessiné par Fyodor Pavlov

Je précise que ce mail a été envoyé depuis une boîte professionnelle (marie@grandnomdentrepriseconnue.com) et que j’ai changé le prénom par pudeur et respect, sujet de l’article du jour. J’ai cru, en ouvrant le message, à une demande de booking pour un événement privé, mais au bout de la deuxième ligne, mon sourire ravi a éclaté en fou rire. Oui, car c’est bien la première fois que je lis ou entends une telle chose. J’ai imaginé une petite bande de cadres en tailleur en train de tromper leur ennui autour de la machine à café en pariant sur la nature de mes chromosomes. Et ça m’a fait rire, parce que l’idée que l’on puisse voir en moi des éléments masculins ne me dérange pas et qu’au fond jeter le trouble de cette sorte ne me déplait pas (même si je ne pense pas que ça se reproduise de sitôt). En fait, j’ai pu en rire parce que ça n’a touché en moi aucune blessure, complexe ou fragilité. Mais ça aurait pu…

Je me suis demandée ce qui se serait passé si ce message avait été destiné à quelqu’un d’autre, à une femme un peu moins confiante ou à quelqu’un en transition ? Et ce n’était pas drôle du tout. Car sous couvert de compliments, un tel mail peut faire beaucoup de dégâts.

Que répondre à tant de (…)* ?

*Même consigne que précédemment.

Je me suis alors demandé que répondre à cette dame et j’ai demandé l’avis de mes amis sur Facebook. J’aime bien Facebook pour ça, pourvu que l’on soit virtuellement bien entouré, cela permet de croiser les sensibilités et les points de vue. J’ai reçu beaucoup de pistes de réponses intéressantes, je vous en fais part ici. nb: je précise tout de suite que j’ai exclu la piste de la jalousie avec intention de nuire

La réponse fantaisiste et provoc’ :

  • « Coucou. Tu veux voir ma bite? »
  • « Effectivement, j’ai eu une autre vie. J’ai été sous-officier de carrière dans les parachutistes et un jour, au cours d’un saut où mon parachute dorsal a eu du mal à s’ouvrir, je me suis dit que je devais aller jusqu’au bout de mes rêves… »
  • « Je suis une courgette. Arrêtez de m’emmerder avec vos questions »
  • Envoyer une Dick Pic

Bien sûr, ce genre de réponse est tentant… Comment résister à un bon mot ? Mais je me suis dit qu’ici l’humour serait un poil égoïste de ma part : il me ferait plaisir mais ne serait constructif.

D’autres amis m’ont conseillé de ne pas répondre ou de rester dans un flou pudique et distant. Par exemple :

  • « Chère madame, je suis ravie que vous ayez apprécié le spectacle. S’il vous a fait rêver, notre but est accompli, et je ne vois pas ce que l’examen de mon entre-jambe pourrait vous apporter de plus. »

Mais d’autres voix se sont aussi élevées en faveur d’un message à portée « éducative » et j’ai un faible pour celui-là. Car je ne pense pas que la personne qui l’a écrit a pu -vraiment- s’imaginer que son message était déplacé, intrusif et disons-le, potentiellement dangereux. Et l’idée qu’elle puisse en renvoyer d’autres du même genre à une personne transgenre ne me plait pas du tout… C’est pourquoi à la réponse chic et choc je préfère écrire cet article, il aura j’espère le mérite de donner à réfléchir à Marie mais aussi à d’autres qui ne verraient aucun problème à poser ces questions.

J’ai bien aimé cette proposition :

  • « Depuis votre message, mes ami.e.s et moi-même débattons sans cesse pour savoir si votre irrespect (ou tout autre substantif au choix) est de naissance ou non. Merci de nous éclairer, car pour ma part je pense qu’il est dû à un manque de sensibilité et d’information, mais j’aimerai connaître la réponse et clore ce débat qui vous concerne et qui j’espère fera naître chez vous des interrogations légitimes sur votre personne et personnalité. » Cordialement, Dominique aka Sucre d’orge.

 

On ne demande pas aux inconnu.e.s de soulever leur jupe

… Ni de baisser leur pantalon d’ailleurs. Enfin, pas pour vérifier ce qu’il cache. Non mais !

J’ai parlé de vive voix de ce message à une amie qui m’a raconté avoir vu lors d’une soirée un homme harceler une personne trans en lui demandant comment se passait sa vie sexuelle, dans le genre : « et alors, tu as une chatte maintenant ? Et ça fait quoi ? Non mais tu as du plaisir ou tu sens rien ? ». Elle l’a pris a part et lui a demandé s’il poserait ces questions à un ami : « bah, heu… je sais pas… non ». Et pourtant il le lui demandait à elle, qu’il ne connaissait même pas. « Je suis curieux c’est tout ! » a-t-il répondu. Il ne voyait pas le problème. Je pense qu’il ne voyait pas le problème et ne cherchait pas à le voir car l’écart entre lui et l’objet de sa curiosité lui paraissait tellement grand qu’il devait s’imaginer que, dans cet autre galaxie, son manque de respect « ne comptait pas ». #ouimaislàcestpaspareil

Alors le problème, ou plutôt sa solution, est là : mettez-vous à la place de la personne à qui vous vous adressez, en général et dans ces cas en particulier. Un autre ami me suggérait justement cette réponse :

«  Je choisirais la voie de « l’éducation par la question» car il semblerait qu’on est face à un cas de bêtise et d’ignorance cordiale, n’ayant nullement pour intention de blesser ou de nuire, mais simplement incapable d’envisager un autre paradigme que le sien. Tu peux par exemple lui demander à son tour comment elle réagirait si après un passage dans le bureau où elle bosse, quelqu’un qui l’a croisée mais qu’elle ne connait pas, lui envoyait un message spéculatif sur son genre sexué dont-il débat avec d’autres collègues ? La plonger dans cet électrochoc d’échange de paradigme pourrait (peut-être) lui faire prendre conscience de son intrusive et indécente façon de faire, et d’être. »

Voila, c’est ce que j’essaye de faire ici Marie. C’est vrai, parfois on ne croit pas mal faire et pourtant on met les pieds dans le plat (doux euphémisme). Imaginons quelques instants ce que peux ressentir une personne trans en lisant votre message. Bon, en fait, c’est très dur à imaginer si on a pas vécu ce genre de parcours. Mais si on s’intéresse vraiment au sujet (au delà de la simple spéculation sur « dis, tu crois que c’est un mec? »), on se rend vite compte que ces parcours semblent souvent difficiles, douloureux et relèvent surtout de l’intimité. Et répondre « oui mais je lui ai dit qu’il.elle était drôlement bien réussi.e » n’est pas une excuse, au contraire. En fait, poser cette question, ça ne se fait pas, c’est même une règle de politesse basique.

Et au delà de la politesse, entre nous, est-ce que votre question a un réel intérêt ?* Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse…

*Pour qui aime les traités de communication non-violente, votre question a en fait l’intérêt de vous questionner vous-même. Je cite ici la proposition d’un autre ami :

L’image que vous percevez de moi interroge vos propres repères sensoriels et vos représentations. C’est donc à tort que vous croyez discuter de moi avec vos amis.

L’envie de toucher

Enfin, une autre amie a ajouté : « les gens pensent aussi qu’un artiste est un personnage public dont la vie peut être étalée dans les soi-disant journaux, à la télé, etc. Cette femme rêve de lire une histoire épique, fantasmée et pleine de pathos sur le passé de Sucre qui visiblement la fascine. »

Je ne m’avancerais pas sur le degré de cette fascination… Ceci dit il est vrai que la distance qui sépare les personnages publics de leur public donne envie à ce dernier de sortir de ses gonds et de déchirer les voiles de la correction et de la pudeur. Mais il faut résister, et oui.

Magnifique illustration de Fyodor Pavlov

9 commentaires

  1. Il aurait été intéressant, comme réponse, de mettre en lien à cette dame, la chanson de Monsieur Brassens :

    « Les Trompettes de la Renommée  »

    Petit pieds de nez à une curiosité bien mal placée…

  2. Ciao Zucchero d’Organo!
    Ce post est fort étonnant… Déjà tu admet que ce n’est que de la spéculation gratuite: « En fait, j’ai pu en rire parce que ça n’a touché en moi aucune blessure, complexe ou fragilité. Mais ça aurait pu… ».
    Ensuite tu fais grand bruit pour pas grand chose: le message que tu a reçu relève juste de la fameuse Manque de Politesse. Depuis qu’on à arrêté de battre les enfants à l’école, on s’étonne qu’ils posent des questions pareils (comme aussi: pourquoi vous vous habillez comme ça? Pourquoi vous faites ceci ou cela? etc…). Et comme on est désormais généralement tous dépourvu de politesse, on cherche à justifier notre choc front une manque de cette dernière avec des justifications capillotractés.
    Et je dis ça d’autant plus que toi, Zucchero, tu n’est pas une personne trans (ni noire, ni arabe, ni bi, ni lesbienne, ni brune, ni petite, ni grosse, ni juive, ni migrante syrienne) donc ce choc n’a pas lieu d’être ni tu devrais parler pour les trans « éventuellement » offensés par ce message qui est, somme toute, naïf et crétin. L’envie d’éduquer les autres est tout autant malpolie que le comportement malpoli des autres. Sans compter cette importance excessive (mais là, n’est pas encore une question de mode?) donné à la sensibilité de chacun. Avec un minimum de fierté et de politesse, ces débats, ces questions et ces réponses seraient bien inutiles: tous le monde à des points faibles, et il se peut que les commentaires des autres peuvent – sans le vouloir – y mettre parfois le doigt dessous. De faire ceci arrive à tous le monde – à toi aussi, parfois! Voilà à quoi ça sert d’être poli : éviter de offenser les autres. Inutile donc de expliquer le reste a des gens qui de toute façon ne pourront jamais comprendre les chagrins d’une personne trans.
    NB: Autrefois on était plus fier de ne se laisser pas toucher par la stupidité des autres (fierté oubliée), alors que récemment j’ai l’impression que on est des plus content quand on trouve des façon de crier au monde notre chagrin perpétuel… Et si on n’est pas chagrinés, on s’invente une raison pour se sentir opprimés par … [ * compléter avec le nom de votre choix ].
    J’ose te conseiller une lecture qui va t’éviter de sombrer dans l’envie de te sentir gratuitement opprimée : La Culture gnangnan – L’invasion du politiquement correct, de Robert Hughes. Écrit dans les année 90 ça à très bien vieilli, voir rajeuni. 

    1. « L’envie d’éduquer les autres est tout autant malpolie que le comportement malpoli des autres. Sans compter cette importance excessive (mais là, n’est pas encore une question de mode?) donné à la sensibilité de chacun. »

      En somme, là, vous faites de même… ;-)

    2. Ciao Massimiliano,

      Comme écrit plus haut, je ne me suis pas sentie remise en cause par ce mail, mais j’insiste, j’aurais pu, ne serait-ce que parce que je suis une femme et que j’aurais pu mal le prendre. Quant aux trans, non, je ne pense pas parler à leur place.

      « Grand bruit pour pas grand chose » : c’est une façon de voir. Grand bruit, halte là, ce n’est qu’un post sur mon modeste blog. Pas grand chose : c’est la mesure que tu en fais.
      Bien sûr que ça m’arrive, à moi aussi, de dire des conneries. Et c’est vrai, je n’aime pas qu’on mette le doigt dessus, car ça me renvoie à mes limites et défauts. Mais si c’est fait gentiment (« naïf et crétin »), sans me battre ni m’humilier et bien ça peut me faire réfléchir et avancer. C’est le principe de la remise en question. Je ne le perçois pas comme de l’impolitesse en tout cas. (Et c’est sans doute dans cette optique que tu as commenté l’article). Et même si la réflexion vient de quelqu’un qui n’est pas personnellement touché, et bien elle peut quand même être intéressante.
      Quant à l’importance excessive donnée à la sensibilité des autres, je laisse aux autres le soin d’en juger, pour le coup.

      1. Je te demande pardon, j’ai relu mon message et il peut être mal pris! Je ne voulais pas en faire toute une tarte, excuse-moi.
        Tu me connais: je suis sensible autant que toi a certains sujets! Juste, il me semble que ce n’est pas la peine d’en parler, parfois. Ce sera intéressant de savoir ce que les autres en pensent! Belle journée et a très vite :)

      2. Merci ! C’est vrai, j’aurais pu ne pas en parler et ne pas répondre du tout au mail. Mais j’ai posté le message sur Facebook et j’ai trouvé les échanges intéressants. J’aimais bien l’idée de les partager sur ce blog…

  3. Chère Sucre d Orge,

    Comme on t avait posé la question si tu recevais parfois d étranges messages, je trouve tout à fait justifié de nous avoir fait partager celui.

    Je l ai lu avec beaucoup de plaisir et m avoir tenue en haleine jusqu à la fin.

    Un grand merci à toi de ce partage.

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